Ce texte publié par Mme Florence Calame-Levert, conservateur du patrimoine et directrice du Musée d'Art, Histoire et Archéologie d'Evreux, dans le Bulletin du Musée Basque n° 179 du 1er semestre 2012, est reproduit ici avec l'autorisation de l'auteure et découpé en plusieurs parties.

"On se baigne à Biarritz comme à Dieppe, comme au Havre, comme au Tréport, mais avec je ne sais quelle liberté que ce beau ciel inspire et que ce doux climat tolère."
Victor Hugo, 1843


Une entreprise familiale

Les artistes Hélène Feillet (1812-1889) et Blanche Feillet-Hennebutte (1815-1886) ont eu, en la personne de leur père le peintre Pierre Feillet, le même maître. Hélène, qui expose au Salon de 1836 à 1848, acquiert une certaine notoriété de peintre et dirige l’école de dessin de Bayonne où elle succède à son père. A Bayonne, elle reste connue pour son tableau L’arrivée à Bayonne de M. le duc et Mme la duchesse d’Orléans (1839), huile sur toile exposée dans les salles permanentes du Musée Basque. Blanche, de plus modeste réputation, se spécialise pour sa part dans la réalisation de lithographies (paysages et vues d’architecture), métier que sa sœur Hélène pratique également.

Dans les années 1840-1850, les deux sœurs cheminent ensemble à la découverte des paysages, des villes, des villages, et des habitants des Pays basques Nord et Sud. Lors de ces excursions, elles dessinent sur le motif. Ces esquisses fournissent les modèles à des lithographies qui paraissent dans les années 1850 chez Charles Henri Hennebutte, l’époux de la cadette, imprimeur et éditeur à Bayonne. Le recueil intitulé L’Album des deux frontières est constitué de lithographies de Blanche et donne à voir les villes et monuments remarquables des Provinces Basques et notamment du Labourd et de Guipuzcoa. Ce recueil connaît de multiples rééditions dont l’une est agrémentée d’un texte de Charles Hennebutte proposant des notices historiques et une description des lieux représentés(1). Les deux sœurs participent ensemble à une Description des environs de Bayonne puis au Guide du voyageur de Bayonne à Saint-Sébastien. Ces ouvrages reprennent quelques-unes des lithographies parues dans L’Album des deux frontières. Elles sont complétées par un texte de Charles Hennebutte qui, en plus de proposer des clés historiques, présente des anecdotes sur les manières de vivre, et donne des conseils aux voyageurs en leur faisant partager sa propre expérience. L’ensemble est augmenté d’œuvres d’Hélène Feillet figurant en vignettes dans le corps du texte et faisant écho au récit des aventures et à l’invitation que nous fait Charles à goûter aux surprises que recèle tout voyage.

L’entreprise de lithographie et d’édition du couple Hennebutte à laquelle Hélène prête main-forte, s’inscrit dans le contexte des prémices du tourisme en Pays basque au milieu du XIXe siècle(2). Le couple tire ses revenus d’une économie touristique naissante. Charles vend ses guides aux voyageurs qui font escale à Bayonne. Les publications sont riches de conseils. Elles plaisent aussi parce qu’ils fournissent le modèle d’une rhétorique propre au récit de voyage que chacun pourra s’approprier. Elles plaisent enfin car deviennent à l’issue du périple son objet souvenir.

Hélène, Blanche et Charles sont des guides dont les manières de voir, les préoccupations et les conseils reçoivent un accueil d’autant plus favorable qu’ils correspondent aux attentes d’une clientèle bourgeoise dont ils connaissent les codes culturels. Bien que vivant en Pays basque, ils ne partagent pas les modes de vie des populations rurales et littorales, des paysans, montagnards et pêcheurs. Ils en sont aussi éloignés que les bourgeois et aristocrates en villégiature sur la côte basque. En ce XIXe siècle, se révèle un fort intérêt pour un exotisme à portée de vue que partagent voyageurs, étrangers en villégiature et bourgeois des villes, y compris ceux de la région. Ces derniers sont friands d’histoire locale et de représentations du costume notamment(3). C’est aussi à eux, érudits et collectionneurs, que s’adressent ces publications. En octobre 1851 paraît la première livraison du recueil intitulé Les Provinces Basques Illustrées, Vues et Costumes, auquel collaborent une fois encore les deux sœurs. Publié en quarante livraisons, à raison d’une ou deux par semaine, il répond à cet engouement pour la constitution de collections. La souscription qui engage l’une et l’autre parties, garantit à l’amateur la possession d’un ensemble complet tout en constituant pour l’éditeur l’assurance d’une entreprise économiquement viable.

(1) Non daté, L’Album des deux frontières est publié à de multiples reprises et ses éditions sont presque toutes différentes

(2) La lithographie, qui apparaît dans les dernières années du XVIIIe siècle, est une technique d’impression à plat, réputée plus aisée que la gravure, et qui permet la reproduction à grande échelle et à bon prix d’images dessinées. Elle illustre les nombreux recueils de récits de voyages qui sont en vogue à partir des années 1820 dont le célèbre Voyages Pittoresques et romantiques dans l’ancienne France du Baron Taylor et Charles Nodier. L’invention de la lithographie, qui a permis des publications à moindre coût, a bénéficié aux publications touristiques.

(3) La tradition des atlas et livres de costumes existe depuis le XVIe siècle. Le musée Basque conserve notamment des estampes du vénitien Enea Vico (1523-1567) représentant les costumes des femmes de Saint-Jean de Luz. Cette tradition se développe beaucoup au milieu du XVIIIe siècle (les artistes dessinent des séries constituant des répertoires pour les peintres ou qui sont destinés à être gravés pour les collectionneurs). Mais, c’est surtout les années 1820-1840 qui constituent l’âge d’or du costume régional.


Une altérité de bord de chemin

La jeune fille Biarrotte d’Hélène Feillet participe à la construction du stéréotype de la sardinière qui allait chaque jour vendre son poisson sur les marchés de Bayonne et de Biarritz(4). Représentée au bord de la falaise, se penchant pour scruter ce qui se passe en contrebas, sur la mer et au port, cette jeune fille incarne aussi l’amoureuse qui épousera bientôt le marin dont elle est éprise et dont elle épie les allers et venues. L’image conforte l’idée que le bourgeois se fait des populations maritimes, et notamment de son endogamie. Elle révèle aussi un caractère : la jeune fille prend le risque de se pencher au-dessus du vide, confiante en la solidité d’une roche, libre de courir les sentiers littoraux les pieds nus. La vue en légère plongée permet de représenter le contenu du panier, ce qui suffit à conférer à la jeune fille son statut de vendeuse de sardines. Avec une économie de moyens, Hélène Feillet dit l’altérité profonde de cette jeune personne. Cette altérité radicale réside non seulement dans sa manière de se vêtir, mais aussi dans une relation particulière à la nature dont elle tire les moyens de gagner sa vie, dans des perspectives conjugales spécifiques, et dans un rapport au corps, au danger et à la morale qui constituent autant de manquements aux règles de bonne conduite des jeunes filles des classes bourgeoises. Les lithographies extraites des Provinces basques illustrées, comme celles de la même époque, se distinguent des représentations de costumes du début du XIXe siècle(5)  par leur mise en scène. Il ne s’agit pas simplement de décrire le costume, ses accessoires et les instruments emblématiques du statut de la personne représentée, mais aussi de raconter une histoire. C’est l’histoire du sujet, bien sûr, mais celle aussi de la perception que l’artiste et sa clientèle en ont ; à travers ce clivage, il s’agit aussi de leur propre histoire.

Dans Azcoitia et ses environs, Blanche Hennebutte met en scène la rencontre d’une jeune femme de la ville en promenade en montagne et des paysans des Provinces basques espagnoles. Sans doute, l’esquisse préparatoire à cette lithographie a-t-elle été prise sur le motif à l’occasion d’une excursion dans cette région.  Nous supposons que la femme représentée à gauche est Hélène Feillet et c’est le tableau L’arrivée à Bayonne de M. le Duc et Mme la Duchesse d’Orléans (1839) sur lequel Hélène Feillet se met elle-même en scène qui nous suggère cette hypothèse. Nous pensons que les deux sœurs recouraient fréquemment à l’exercice.

L’homme porte le costume des paysans des Provinces Basques espagnoles : le béret qui selon les différentes éditions de cette lithographie en couleur, est bleu ou rouge comme dans la réalité, la ceinture de soie rouge et les sandales à la semelle de corde de chanvre et couvertes d’étoffe de coton (abarcas). Il tient le makila, bâton particulier aux Basques(6). La femme qui se tient à ses côtés porte elle aussi le vêtement des paysannes de sa contrée : les couleurs sont vives, le châle est rentré dans la ceinture du tablier, elle est chaussée de sandales lacées et est coiffée du petit foulard blanc (sabanilla) noué sur le dessus de la tête et qui distingue les femmes mariées. Selon notre hypothèse, l’artiste Hélène Feillet incarne donc la promeneuse. Son statut est identifié grâce à quelques astuces de mise en scène : le chemin sur la gauche qu’elle vient tout juste de dévaler et le dynamisme de sa posture (pied en avant et position diagonale de son bâton de marche) contrastent avec la pose des paysans (la femme est accoudée à la barrière et l’homme est bien campé sur ses deux jambes, les bras croisés). Remarquons néanmoins que le costume d’Hélène ne présente pas de disparité remarquable par rapport à celui de la paysanne : même châle porté de manière identique et même jupe longue, quoique non recouverte du tablier. De plus, si elle était une jeune fille appartenant au monde rural basque, Hélène ne serait pas coiffée autrement. Hélène porte les mêmes tresses que les jeunes femmes célibataires vivant dans cette région. Dans cette image, la jeune femme est une promeneuse de passage ; elle est, dans le même temps, susceptible de se fondre au sein des populations dont elle va à la rencontre. Les sœurs Feillet s’amusent des signes d’appartenance et jouent de leurs possibles ambiguïtés. Et que dire du bâton tenu par Hélène l’identifiant comme voyageuse, mais dont la forme n’est pas sans l’apparenter au makila identitaire qui confère à l’homme son statut au sein de la société basque ?

Une autre lithographie extraite de la même série radicalise encore cette démarche consistant à brouiller les appartenances identitaires, à se jouer de l’assimilation du voyageur aux populations qu’il visite. Il s’agit de Pêcheuses de Saint-Jean-de-Luz d’Hélène Feillet. Sur un promontoire rocheux surplombant un rivage, trois femmes sont représentées. Deux d’entre elles, se tenant debout, l’une de dos, l’autre de face, portent les attributs des vendeuses de sardines : le chapeau de paille est maintenu sur le dos, le panier plat est porté sur la tête et les pieds sont nus. Une troisième femme représentée de profil est agenouillée au bord de la falaise. Vêtue d’une robe que le dessin ne permet pas de distinguer de celles des autres femmes et coiffée d’un chapeau de paille qui n’est en rien l’apanage exclusif des pêcheuses, elle semble d’une autre condition sociale. Sur le mode d’Azcoitia, Hélène fournit à sa sœur Blanche un portrait brouillant les signes d’une appartenance sociale et identitaire. La femme agenouillée porte-t-elle des souliers ? Va-t-elle nu pied, telle une pêcheuse ? S’agit-il ou pas d’une  sardinière ? Nous n’en aurons jamais le cœur net puisque l’auteur s’amuse à ne pas représenter ce qui aurait pu nous convaincre. L’auteur grime sa sœur en sardinière, tout en laissant planer le doute grâce à quelques astuces que lui offre le dessin. Cette œuvre pleine d’humour nous parle du fantasme du voyageur à ne plus simplement être de passage, à  radicaliser son changement d’identité. Elle nous dit aussi que l’exercice du dessin rend possible cette mascarade, cette mise en scène théâtrale.

Une dernière lithographie illustrera ce chapitre consacré à la rencontre de l’altérité et au jeu de l’appartenance identitaire. Costumes basques d’Hélène Feillet, sous le prétexte de nous montrer une distance sociale et culturelle difficilement franchissable, nous parle aussi de proximité. Une proximité de genre : celle des femmes entre elles. La scène se situe dans la cour d’une ferme d’un village du Labourd où est représentée une famille composée des parents et de deux jeunes enfants, garçon et fille. L’homme, vêtu du costume traditionnel dans son modèle d’apparat et tenant à la main pipe et makila, s’apprête à partir en promenade. Il quitte la ferme bien que son travail soit inachevé : c’est ce qu’expriment les trois planches de bois plantées verticalement dans le sol et la pelle posée là, figurées au premier plan à gauche. La femme, dont la représentation est pour Hélène Feillet l’occasion de détailler le vêtement, et surtout d’en présenter plusieurs versions différemment coloriées, est pour sa part occupée à filer la laine et à garder les enfants. Les corvées d’eau dont elle a la charge sont également évoquées par la présence de la pegarra et de la ferreta, posées sur le perron de la maison. L’inégalité d’un partage des tâches entre hommes et femmes est encore renforcée par le fait que le petit garçon tient une pipe du même modèle que celle de son père, tandis que la petite fille porte un semoir à la ceinture, comme en préfiguration de leur vie future. Ici Hélène Feillet ne met pas en scène sa propre famille mais nous propose un regard empathique – bien qu’ironique aussi – sur le destin de femmes, favorisant l’idée d’une communauté à laquelle elle appartient au même titre que cette paysanne labourdine.

A travers ces quelques exemples extraits des Provinces Basques illustrées, nous apprécions la démarche des deux sœurs qui consiste à représenter les particularités des populations rencontrées : les manières de se vêtir bien sûr mais aussi leurs lieux de vie et les objets et métiers emblématiques du pays. La clientèle qui acquiert ces lithographies est friande de cet exotisme de proximité qui construit une image type du pays et qui en fait la promotion. Non sans humour, les deux sœurs invitent le voyageur à saisir ce qu’il peut y avoir d’universel aussi dans les modes de vie ; elles l’incitent aussi à se colleter avec la rencontre d’une altérité située pas plus loin qu’au bord du chemin. Ce faisant, elles construisent aussi l’idéal type du voyageur.

(4) La vendeuse de sardine inspire à Hélène Feillet une autre lithographie intitulée Pêcheuses de Saint-Jean-de-Luz  et réalisée dans les années 1850 (voir plus bas). Une lithographie de C. Maurice est éditée sur le même thème au même moment. Intitulée « Bayonne, l’arrivée des Marchandes de sardines », elle est extraite du recueil Un mois dans les Pyrénées, album de sites, mœurs et costumes des Hautes et Basses Pyrénées. L’image de la vendeuse de sardine de la côte basque devient ensuite un motif fréquent dans les revues illustrées qui naissent au milieu du XIXe siècle à la faveur de cet engouement pour l’exotisme, les particularismes et le pittoresque. Citons : Museo de las familias (Madrid, juin 1850), Le magasin pittoresque (juillet 1861), Le Monde illustré (septembre 1862) et El Museo universal (juin 1865). *

(5) Citons le plus célèbre d’entre eux qui paraît dans le premier quart du XIXe siècle: le Journal des dames et des modèles de Pécheux et Lanté.

(6) Le makila est fabriqué à partir d’un rejet de néflier sculpté sur pied au printemps et taillé à la fin de l’automne. C’est un objet personnel qui porte une décoration et une devise caractérisant son propriétaire.


Devenir voyageur

Le voyageur constitue une part de la clientèle des éditions Hennebutte. Charles Hennebutte rédige le texte du Guide du voyageur qui paraît en 1851(7) et qu’il introduit ainsi :

"Les voyageurs aiment à voir, à saisir beaucoup de choses en peu de temps, c’est pourquoi on a songé à combler un vide qui a été souvent signalé relativement à cette partie de la France dont Bayonne est comme la capitale, et qui présente dans un cadre assez restreint les sites les plus pittoresques, les plus variés peut-être qu’on puisse trouver dans aucune autre portion de l’Europe : l’Océan, la chaîne des Pyrénées, un pays largement accidenté, des mœurs et des habitudes à part, qui se révèlent en quelque sorte par le costume et le caractère des habitants, voilà ce qui frappe surtout l’étranger".

La préface est suivie d’un "Petit Vocabulaire anglais, français, espagnol"(8), d’une rubrique intitulée "Tableau comparatif des monnaies françaises, espagnoles et anglaises", d’une "Histoire de Bayonne", de pages dédiées à la présentation de quelques sites (Biarrits [sic], Cambo, Saint-Jean-de-Luz, Fontarrabie, Passages, Saint-Sébastien, etc.), d’une "Notice sur les Basques" par François Faure, suivie d’une "Notice sur la flore de nos environs" par Ulysse Darracq(9), d’un chapitre intitulé "Itinéraire et lieux de visite", de la liste des principaux hôtels, des horaires des diligences, du tarif des bains chauds d’eau de mer de Biarritz, du plan de Biarritz et enfin des horaires des marées à usage des baigneurs. Le sommaire du livre révèle le profil du voyageur : il est argenté, il s’intéresse à l’histoire, aux particularités locales - tant humaines que naturalistes - et il est l’un des tous premiers adeptes des bains de mer qui apparaissent alors(10).

C’est souvent sur le mode d’un récit humoristique que le guide propose quelques conseils à l’apprenti voyageur. Voici comment Charles décrit le départ de Bayonne :

"C’est à la Porte d’Espagne qu’un service régulier de voitures est établi ; retenons nos places au bureau (…) Voyez ce voyageur sans expérience, les cochers se jettent sur lui ; l’un le prend par le pan de ses habits, l’autre par le bras, celui-là par les épaules, d’autres se distribuent ses effets qu’ils chargent sur différentes voitures, en criant : Monsieur vient avec moi ? Non, c’est avec moi. Chacun cherche à le dégoûter de la voiture de son voisin. Les chevaux vous laisseront en route ; ils n’ont pas mangé depuis ce matin. Enfin, c’est un bruit à ne plus s’y reconnaître".

Le voyageur, fort de cette lecture, ne vivra pas les désagréments d’un déplacement ordinaire mais une aventure truculente. Averti, il aura pris la distance pour en rire – peut-être – et apprécier le caractère haut en couleur des situations et de ses protagonistes. Le guide, s’il donne des conseils pratiques, propose également une attitude au voyageur, un état d’esprit nouveau. Il définit les attitudes et fournit la manière d’en faire le récit a posteriori. Il favorise ainsi la construction d’un imaginaire propre au voyage.

Etre un voyageur, c’est être en mesure d’adopter certaines modes de la tradition locale, ainsi que l’illustre notamment une lithographie d’Hélène Feillet intitulée Le cacolet, environs de Bayonne. Nous supposons une fois encore que l’auteur s’amuse à représenter ses proches. Les personnages en selle longeant le littoral biarrot sont sans doute Charles et Blanche. L’homme porte un regard tendre sur la jeune femme assise à ses côtés ; elle, arbore un sourire franc. Ses yeux fixent la dessinatrice. Ils sont rieurs. Ils disent la connivence entre cette femme et l’auteur du dessin. Cette image, qui exprime le bonheur de Blanche fière et amusée du regard porté sur elle, nous dit combien l’excursion est propice aussi au badinage amoureux.

Un texte de Charles dans le Guide du voyageur illustre l’usage de cette selle à deux places :

"Autrefois, le cacolet et la cacoletière régnaient à la porte d’Espagne – il faut dire aussi que, presque toujours, cette dernière était jeune et jolie, – et puis, petit à petit sont venus quelques chars-à-bancs qui cheminaient difficilement dans le sable, il est vrai, mais qui ont réussi à les détrôner (la route actuelle n’était pas faite alors). De village qu’il était, Biarrits [sic], en l’espace de dix années, est devenu presque ville. Il lui a fallu sa grande route. Aujourd’hui, diligences, chaises de poste, calèches, cabriolets, omnibus, riches livrées et voitures qui n’ont pas de nom, avec leurs chevaux efflanqués et les harnais rapiécés de bouts de corde, tout cela fait un tapage incroyable et donne une grande surabondance de vie au pays pendant la saison des eaux".

Nous avons là l’illustration d’une fonction supplémentaire du guide : proposer au voyageur de passage la connaissance des changements survenus récemment. Bien que contradictoire, puisque les mutations du pays sont liées au développement du tourisme, Charles offre à son lecteur le privilège d’un aperçu de ce qu’était la région il n’y a encore pas si longtemps. Il lui donne la possibilité de s’approprier un discours nostalgique qui renforce sa proximité au pays. L’auteur de ces lignes extrait son lecteur de la position de voyageur ordinaire. Le destinataire, une fois qu’il aura fait sien ce discours, aura le sentiment d’être véritablement précurseur, d’avoir été là bien avant tous les autres.

(7) Les guides de voyage sont d’une invention très récente alors. Ils sont à distinguer des récits de voyage comme celui de Taylor et Nodier déjà cité et du célèbre Voyage en France d’Arthur Young paru en 1792. Agronome britannique, Arthur Young fait trois voyages en France entre 1787 et 1789 avec pour objectif de collecter des informations sur les techniques agricoles.

(8) La langue basque, si elle est parlée à l’époque, n’est pas encore l’objet de curiosité pour les touristes, pas plus qu’elle  n’est mobilisée par les acteurs de cette économie naissante comme une ressource locale.

(9) Ulysse Darracq (1785-1872), pharmacien, est le fondateur du Muséum d'histoire naturelle de Bayonne.

(10) Biarritz est avec Dieppe et Boulogne, l’une des premières cités balnéaires en France.


Reconnaître le monument

La publication des lithographies, guides et notices historiques a pour ambition de faire connaître les particularités de la région. Nous avons d’ores et déjà abordé ce qui relevait du folklore mais l’entreprise majeure des sœurs Feillet, et plus encore de Blanche qui fournit la majorité des lithographies publiées chez Charles Hennebutte, est la représentation des villes et des villages, de leur architecture et de leur insertion dans le paysage. Un texte de Charles extrait du Guide du voyageur illustre tout à fait bien la démarche de son épouse :

"Rien ne fait sentir le caractère d’un pays, ne rend mieux sa physionomie, n’impressionne plus vivement, n’intéresse davantage, que le relevé exact des lieux les plus remarquables. Ces lieux, quoique choisis par l’artiste à cause de leur couleur plus tranchée, appartiennent cependant à l’ensemble, et s’y lient comme les reliefs d’un ouvrage d’architecture l’harmonisent avec le tout."

Nombre de dessins et de lithographies de Blanche Hennebutte surprennent par leur capacité à donner à voir, tout à la fois, contexte et détail. Villes et villages sont en règle générale représentés de loin, ils constituent une bande centrale qui traverse la feuille de part en part. Bien que lointaines, ces villes nous offrent une description très fine de leur architecture : forme d’un clocher, type d’ouvertures des maisons, mode de couverture, etc. Au-dessus, se déploient les montagnes et le ciel auxquels est réservée une large place. En dessous, dans ce qui constitue le premier plan de l’image, c’est l’espace du chemin au sein d’une lande dont les éléments sont toujours très stylisés. Cet espace est celui du voyageur.

Prises entre le chemin et le ciel, les villes ressemblent à des îles. Blanche représente le site au moment de sa découverte, temps fort du voyage s’il en est. C’est l’instant où la ville qu’on embrasse tout entière d’un seul coup d’œil, fait ses promesses : de visites et de plaisirs. Cette image rappellera d’autant mieux la découverte qu’elle multiplie les repères en mesure de faciliter sa remémoration : les monuments remarquables de la ville certes, mais aussi le chemin que l’on a soi-même parcouru et qui conjugue le souvenir à la première personne, l’aperçu de la ville étape dans la chronologie du voyage, les montagnes qui orientent paysages et déambulations et dont on a suivi les métamorphoses à mesure du chemin exploré.

Les dessins de Blanche Hennebutte voisinent parfois avec une approche cartographique : vue panoramique, vue du dessus qui inclut l’espace du voyageur et permet de montrer la ville entière, espaces précisément détaillés bien qu’éloignés. L’un de ses nombreux dessins de Saint-Sébastien relève d’une démarche quasi encyclopédique. Réalisé au bord du chemin qui mène à Hernani, il embrasse la ville entière et ses alentours.

Les sœurs Feillet intègrent le monument à leurs compositions de la même manière que Charles s’attache toujours à faire la présentation historique des sites dont il conseille la visite. Hélène et Blanche accordent la même importance à la description d’une architecture qu’au pittoresque d’un costume ou d’un mode de transport traditionnel. A Passages, port de Guipuzcoa, qui fournit nombre de motifs à leur œuvre dessinée et lithographiée, les sœurs Feillet s’attachent à la représentation du Fort Isabelle et de la tour Saint-Pierre. A côté de Saint-Jean-Pied-de Port en Basse-Navarre, un ancien château des Templiers constitue le sujet d’une aquarelle pour Hélène. A Fontarabie, la citadelle et l’église Santa Maria de la Asuncion y del Manzano (XVe et XVIe siècles) offrent des motifs de prédilection aux deux sœurs.

La représentation de la ruine inscrit l’œuvre d’Hélène dans un romantisme qu’elle hérite de son second maître Ary Scheffer (1795-1858). Mais l’usage que les deux sœurs font du monument, caractérisant un site et en faisant un endroit remarquable, révèle aussi une époque qui voit naître le concept de Monument historique, devenu une richesse majeure du territoire et en voie d’être mobilisé aussi comme ressource touristique.(11)

(11) La notion de Monument historique se constitue dans le deuxième quart du XIXe siècle, en réaction notamment contre le vandalisme révolutionnaire. Les deux sœurs grandissent en même temps que le concept : en 1830, François Guizot crée le poste d’inspecteur des Monuments historiques ; en 1840, la première liste des monuments protégés est établie ; en 1851, la Commission des Monuments historiques crée la mission héliographique chargée de photographier les Monuments historiques. L’ouvrage de Taylor et Nodier auquel il est plusieurs fois fait référence ici, constitue le premier catalogue des richesses du patrimoine français.


L’enregistrement des mutations

L’attrait pour le monument historique n’empêche pas la représentation de réalisations architecturales contemporaines. Blanche, qui fournit la majorité des œuvres destinées à être publiées chez Charles Hennebutte, dessine beaucoup à Biarritz dans les années 1845-1860, enregistrant les mutations qui font d’un petit port de pêcheur l’une des cités balnéaires les plus en vogue du milieu du XIXe siècle(12). Le couple impérial, résidant à Biarritz durant la saison estivale entouré d’une cour venue des quatre coins d’Europe, œuvre à une grande transformation du site : la villa Eugénie est construite en 1855, l’église consacrée aujourd’hui à Sainte Eugénie est inaugurée l’année suivante et les Bains Napoléon en 1858.

C’est toute jeune fille qu’Eugénie de Montijo était tombée amoureuse de Biarritz où le bain de mer était déjà pratiqué. Sur la côte basque, la pratique est ancienne."Les habitants de Bayonne, rejoints certains jours par les habitants du pays Basque, avaient depuis longtemps l’habitude de venir  s’ébrouer l’été dans les vagues, au milieu des rochers de Biarritz", écrit Alain Corbin dans Territoire du vide, une histoire de la montée du désir de rivage dans l’occident entre les XVIIe et XIXe siècles. Il ajoute : "L’importance acquise par Bayonne durant la guerre d’Espagne accentue encore la mode de la station. L’empereur, par deux fois, s’y baigne en juin 1808, non sans avoir au préalable fait reconnaître les lieux afin d’éviter d’être la victime d’une incursion anglaise". Durant la monarchie censitaire, la physionomie de la plage se complique. La pratique ancienne se double résolument de fashion anglaise(13).

Le bain de mer attire une population urbaine soucieuse de sa santé dont le maintien est désormais assuré par l’immersion dans l’eau froide et bouillonnante de l’océan. Charles Hennebutte, bien au fait de cette demande, cite M. Thore :

"Les avantages du bain froid, en général, sont d’être toniques et fortifiants. En conséquence, il accélère le mouvement du sang, favorise les différentes sécrétions, et donne aux solides le ton et la force nécessaires pour remplir les fonctions auxquelles ils sont destinés. Voilà ce qui le rend singulièrement utile aux habitants des villes et surtout à ceux qui mènent une vie sédentaire".

Les descriptions des scènes de bain que Charles apporte par ailleurs constituent parmi les pages les plus amusantes de son Guide du voyageur et de sa Description des environs de Bayonne. Il écrit :

"Asseyons-nous sur la plage, examinons. Ce monsieur, si beau tout à l’heure, n’a-t-il pas l’air de se promener sur des aiguilles ? Pourquoi saute-t-il d’une manière si saccadée ? L’eau lui est désagréable. Au lieu d’entrer brusquement pour en finir, il prolonge de pénibles sensations. Que porte ce baigneur ? Un paquet uniforme. Non, c’est une femme. Que va-t-il faire ? La vague arrive : il plonge son fardeau, la tête la première. Et, mon Dieu, la vague a tout entraîné, baigneur et baigneuse. La dame a une figure on ne peut plus piteuse par suite de sa mésaventure (…) Mais qu’est-ce encore ? Cette femme creusant un trou dans le sable et ce malheureux enterré jusqu’au cou, qu’un parapluie planté en terre garantit du soleil : c’est ce qu’on appelle un bain de sable".(14)

Ces écrits renforcent le sentiment qu’aura son lecteur de constituer une communauté partageant une expérience encore peu banale et réservée à la meilleure société. Le voyageur, une fois encore, est invité à se mettre en disposition d’expérimenter un nouveau soi. Ici, c’est par des sensations physiques fortes dont il inaugure l’usage que cela se produit. Les lithographies de Blanche et d’Hélène constituent les images souvenirs à cette nouvelle classe d’amateurs de bains de mer. Pour autant, à l’exception d’une vignette d’Hélène qui en donne une image, elles ne représentent pas les scènes décrites par Charles. Inaugurer ce nouveau soi, c’est accepter de se montrer grimaçant et sans respect pour les règles de la morale bourgeoise d’alors, face à d’autres qui, partageant l’expérience, le sont tout autant. Le grotesque de la situation, tel que le décrit Charles, c’est la dernière aventure à la mode. Il se vit au bord du rivage, s’y partage et se raconte, éventuellement. Mais il ne fournit pas le motif d’une image bien embarrassante dans les salons bourgeois des villes. Les Feillet-Hennebutte fournissent à leur clientèle les images souvenirs d’une cité en vogue dont les aménagements impériaux témoignent du prestige et dont la puissance de la mer augure de l’efficacité du traitement de bain de mer. Blanche et Hélène ne versent pas dans la caricature, genre que ne manqueraient pas d’évoquer des images de baigneurs en suffocation.

"Y a-t-il rien de plus grotesque et de plus amusant que cette foule composée de paysans, de riches seigneurs, de Russes, d’Anglais, d’Espagnols ? Tout cela est roulé, bousculé par la vague d’une manière aussi ridicule. Cette grande baignoire n’est-elle pas l’image de l’égalité ?"

Charles poursuit sur le thème de l’expérimentation de l’altérité que constitue la pratique d’un bain de mer à Biarritz en 1851. Le lecteur s’identifie, non au paysan, mais au membre d’une classe sociale supérieure rompue au cosmopolitisme. Aux premières heures du Second Empire, alors que Napoléon III vient de prendre la France à la République, à l’heure aussi où naissent les idéaux socialistes fondés sur les principes d’égalité et d’internationalisme, les propos de Charles font de l’amateur du bain de mer, un individu d’autant plus proche d’une histoire en train de s’écrire et des développements politiques contemporains, qu’il est en mesure de s’en détacher un instant et d’en rire.

(12) S’il se généralise dans la seconde moitié du XIXe siècle, le bain de mer à Biarritz est déjà pratiqué dans les premières années du siècle

(13) C’est en Angleterre en effet que naît la pratique du bain de mer dans un contexte idéologique qu’Alain Corbin expose : « La ruée des curistes vers les rivages de la mer, qui s’amorce vers 1750, vise à desserrer une angoisse ancienne ; elle entre dans les tactiques de lutte contre la mélancolie et le spleen ; mais elle répond aussi au désir de calmer les nouvelles anxiétés qui, tout au long du XVIIIe siècle, gonflent et se relaient au sein des classes dominantes ».

(14) Le bain de sable marin est une pratique disparue aujourd’hui, mais qui était alors réputée énergétique. Dans le Manuel du Baignant du docteur Affre, médecin inspecteur des Bains à Biarritz (1872), on peut lire que le bain de sable : «excite la peau, qui dans ses conditions absorbe plus facilement les sels contenus dans le sable». 


Une œuvre orpheline ?

Au hasard de nos lectures et de nos promenades en Pays basque, nous avons souvent rencontré les images de Blanche et d’Hélène. Le plus souvent, leurs légendes n’indiquaient nullement la signature, tout en précisant en revanche, ici, l’endroit représenté, ou là, les clés de lecture d’une scène. Certes, Hélène Feillet, malgré un talent certain, n’est pas une grande signature et sa sœur Blanche dessine honnêtement mais sans grand brio. Mais il faut interpréter la disparition de leur nom comme la rançon du succès de leur œuvre. Celle-ci appartient à l’esprit des lieux et à ceux qui les hantent encore peut-être, bien plus qu’à elles-mêmes. L’œuvre d’Hélène et de Blanche n’est pas orpheline mais elle appartient depuis toujours à un imaginaire commun qu’elle n’a eu de cesse de produire.


 

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