Une altérité de bord de chemin

La jeune fille Biarrotte d’Hélène Feillet participe à la construction du stéréotype de la sardinière qui allait chaque jour vendre son poisson sur les marchés de Bayonne et de Biarritz(4). Représentée au bord de la falaise, se penchant pour scruter ce qui se passe en contrebas, sur la mer et au port, cette jeune fille incarne aussi l’amoureuse qui épousera bientôt le marin dont elle est éprise et dont elle épie les allers et venues. L’image conforte l’idée que le bourgeois se fait des populations maritimes, et notamment de son endogamie. Elle révèle aussi un caractère : la jeune fille prend le risque de se pencher au-dessus du vide, confiante en la solidité d’une roche, libre de courir les sentiers littoraux les pieds nus. La vue en légère plongée permet de représenter le contenu du panier, ce qui suffit à conférer à la jeune fille son statut de vendeuse de sardines. Avec une économie de moyens, Hélène Feillet dit l’altérité profonde de cette jeune personne. Cette altérité radicale réside non seulement dans sa manière de se vêtir, mais aussi dans une relation particulière à la nature dont elle tire les moyens de gagner sa vie, dans des perspectives conjugales spécifiques, et dans un rapport au corps, au danger et à la morale qui constituent autant de manquements aux règles de bonne conduite des jeunes filles des classes bourgeoises. Les lithographies extraites des Provinces basques illustrées, comme celles de la même époque, se distinguent des représentations de costumes du début du XIXe siècle(5)  par leur mise en scène. Il ne s’agit pas simplement de décrire le costume, ses accessoires et les instruments emblématiques du statut de la personne représentée, mais aussi de raconter une histoire. C’est l’histoire du sujet, bien sûr, mais celle aussi de la perception que l’artiste et sa clientèle en ont ; à travers ce clivage, il s’agit aussi de leur propre histoire.

Dans Azcoitia et ses environs, Blanche Hennebutte met en scène la rencontre d’une jeune femme de la ville en promenade en montagne et des paysans des Provinces basques espagnoles. Sans doute, l’esquisse préparatoire à cette lithographie a-t-elle été prise sur le motif à l’occasion d’une excursion dans cette région.  Nous supposons que la femme représentée à gauche est Hélène Feillet et c’est le tableau L’arrivée à Bayonne de M. le Duc et Mme la Duchesse d’Orléans (1839) sur lequel Hélène Feillet se met elle-même en scène qui nous suggère cette hypothèse. Nous pensons que les deux sœurs recouraient fréquemment à l’exercice.

L’homme porte le costume des paysans des Provinces Basques espagnoles : le béret qui selon les différentes éditions de cette lithographie en couleur, est bleu ou rouge comme dans la réalité, la ceinture de soie rouge et les sandales à la semelle de corde de chanvre et couvertes d’étoffe de coton (abarcas). Il tient le makila, bâton particulier aux Basques(6). La femme qui se tient à ses côtés porte elle aussi le vêtement des paysannes de sa contrée : les couleurs sont vives, le châle est rentré dans la ceinture du tablier, elle est chaussée de sandales lacées et est coiffée du petit foulard blanc (sabanilla) noué sur le dessus de la tête et qui distingue les femmes mariées. Selon notre hypothèse, l’artiste Hélène Feillet incarne donc la promeneuse. Son statut est identifié grâce à quelques astuces de mise en scène : le chemin sur la gauche qu’elle vient tout juste de dévaler et le dynamisme de sa posture (pied en avant et position diagonale de son bâton de marche) contrastent avec la pose des paysans (la femme est accoudée à la barrière et l’homme est bien campé sur ses deux jambes, les bras croisés). Remarquons néanmoins que le costume d’Hélène ne présente pas de disparité remarquable par rapport à celui de la paysanne : même châle porté de manière identique et même jupe longue, quoique non recouverte du tablier. De plus, si elle était une jeune fille appartenant au monde rural basque, Hélène ne serait pas coiffée autrement. Hélène porte les mêmes tresses que les jeunes femmes célibataires vivant dans cette région. Dans cette image, la jeune femme est une promeneuse de passage ; elle est, dans le même temps, susceptible de se fondre au sein des populations dont elle va à la rencontre. Les sœurs Feillet s’amusent des signes d’appartenance et jouent de leurs possibles ambiguïtés. Et que dire du bâton tenu par Hélène l’identifiant comme voyageuse, mais dont la forme n’est pas sans l’apparenter au makila identitaire qui confère à l’homme son statut au sein de la société basque ?

Une autre lithographie extraite de la même série radicalise encore cette démarche consistant à brouiller les appartenances identitaires, à se jouer de l’assimilation du voyageur aux populations qu’il visite. Il s’agit de Pêcheuses de Saint-Jean-de-Luz d’Hélène Feillet. Sur un promontoire rocheux surplombant un rivage, trois femmes sont représentées. Deux d’entre elles, se tenant debout, l’une de dos, l’autre de face, portent les attributs des vendeuses de sardines : le chapeau de paille est maintenu sur le dos, le panier plat est porté sur la tête et les pieds sont nus. Une troisième femme représentée de profil est agenouillée au bord de la falaise. Vêtue d’une robe que le dessin ne permet pas de distinguer de celles des autres femmes et coiffée d’un chapeau de paille qui n’est en rien l’apanage exclusif des pêcheuses, elle semble d’une autre condition sociale. Sur le mode d’Azcoitia, Hélène fournit à sa sœur Blanche un portrait brouillant les signes d’une appartenance sociale et identitaire. La femme agenouillée porte-t-elle des souliers ? Va-t-elle nu pied, telle une pêcheuse ? S’agit-il ou pas d’une  sardinière ? Nous n’en aurons jamais le cœur net puisque l’auteur s’amuse à ne pas représenter ce qui aurait pu nous convaincre. L’auteur grime sa sœur en sardinière, tout en laissant planer le doute grâce à quelques astuces que lui offre le dessin. Cette œuvre pleine d’humour nous parle du fantasme du voyageur à ne plus simplement être de passage, à  radicaliser son changement d’identité. Elle nous dit aussi que l’exercice du dessin rend possible cette mascarade, cette mise en scène théâtrale.

Une dernière lithographie illustrera ce chapitre consacré à la rencontre de l’altérité et au jeu de l’appartenance identitaire. Costumes basques d’Hélène Feillet, sous le prétexte de nous montrer une distance sociale et culturelle difficilement franchissable, nous parle aussi de proximité. Une proximité de genre : celle des femmes entre elles. La scène se situe dans la cour d’une ferme d’un village du Labourd où est représentée une famille composée des parents et de deux jeunes enfants, garçon et fille. L’homme, vêtu du costume traditionnel dans son modèle d’apparat et tenant à la main pipe et makila, s’apprête à partir en promenade. Il quitte la ferme bien que son travail soit inachevé : c’est ce qu’expriment les trois planches de bois plantées verticalement dans le sol et la pelle posée là, figurées au premier plan à gauche. La femme, dont la représentation est pour Hélène Feillet l’occasion de détailler le vêtement, et surtout d’en présenter plusieurs versions différemment coloriées, est pour sa part occupée à filer la laine et à garder les enfants. Les corvées d’eau dont elle a la charge sont également évoquées par la présence de la pegarra et de la ferreta, posées sur le perron de la maison. L’inégalité d’un partage des tâches entre hommes et femmes est encore renforcée par le fait que le petit garçon tient une pipe du même modèle que celle de son père, tandis que la petite fille porte un semoir à la ceinture, comme en préfiguration de leur vie future. Ici Hélène Feillet ne met pas en scène sa propre famille mais nous propose un regard empathique – bien qu’ironique aussi – sur le destin de femmes, favorisant l’idée d’une communauté à laquelle elle appartient au même titre que cette paysanne labourdine.

A travers ces quelques exemples extraits des Provinces Basques illustrées, nous apprécions la démarche des deux sœurs qui consiste à représenter les particularités des populations rencontrées : les manières de se vêtir bien sûr mais aussi leurs lieux de vie et les objets et métiers emblématiques du pays. La clientèle qui acquiert ces lithographies est friande de cet exotisme de proximité qui construit une image type du pays et qui en fait la promotion. Non sans humour, les deux sœurs invitent le voyageur à saisir ce qu’il peut y avoir d’universel aussi dans les modes de vie ; elles l’incitent aussi à se colleter avec la rencontre d’une altérité située pas plus loin qu’au bord du chemin. Ce faisant, elles construisent aussi l’idéal type du voyageur.

(4) La vendeuse de sardine inspire à Hélène Feillet une autre lithographie intitulée Pêcheuses de Saint-Jean-de-Luz  et réalisée dans les années 1850 (voir plus bas). Une lithographie de C. Maurice est éditée sur le même thème au même moment. Intitulée « Bayonne, l’arrivée des Marchandes de sardines », elle est extraite du recueil Un mois dans les Pyrénées, album de sites, mœurs et costumes des Hautes et Basses Pyrénées. L’image de la vendeuse de sardine de la côte basque devient ensuite un motif fréquent dans les revues illustrées qui naissent au milieu du XIXe siècle à la faveur de cet engouement pour l’exotisme, les particularismes et le pittoresque. Citons : Museo de las familias (Madrid, juin 1850), Le magasin pittoresque (juillet 1861), Le Monde illustré (septembre 1862) et El Museo universal (juin 1865). *

(5) Citons le plus célèbre d’entre eux qui paraît dans le premier quart du XIXe siècle: le Journal des dames et des modèles de Pécheux et Lanté.

(6) Le makila est fabriqué à partir d’un rejet de néflier sculpté sur pied au printemps et taillé à la fin de l’automne. C’est un objet personnel qui porte une décoration et une devise caractérisant son propriétaire.

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