L’enregistrement des mutations

L’attrait pour le monument historique n’empêche pas la représentation de réalisations architecturales contemporaines. Blanche, qui fournit la majorité des œuvres destinées à être publiées chez Charles Hennebutte, dessine beaucoup à Biarritz dans les années 1845-1860, enregistrant les mutations qui font d’un petit port de pêcheur l’une des cités balnéaires les plus en vogue du milieu du XIXe siècle(12). Le couple impérial, résidant à Biarritz durant la saison estivale entouré d’une cour venue des quatre coins d’Europe, œuvre à une grande transformation du site : la villa Eugénie est construite en 1855, l’église consacrée aujourd’hui à Sainte Eugénie est inaugurée l’année suivante et les Bains Napoléon en 1858.

C’est toute jeune fille qu’Eugénie de Montijo était tombée amoureuse de Biarritz où le bain de mer était déjà pratiqué. Sur la côte basque, la pratique est ancienne."Les habitants de Bayonne, rejoints certains jours par les habitants du pays Basque, avaient depuis longtemps l’habitude de venir  s’ébrouer l’été dans les vagues, au milieu des rochers de Biarritz", écrit Alain Corbin dans Territoire du vide, une histoire de la montée du désir de rivage dans l’occident entre les XVIIe et XIXe siècles. Il ajoute : "L’importance acquise par Bayonne durant la guerre d’Espagne accentue encore la mode de la station. L’empereur, par deux fois, s’y baigne en juin 1808, non sans avoir au préalable fait reconnaître les lieux afin d’éviter d’être la victime d’une incursion anglaise". Durant la monarchie censitaire, la physionomie de la plage se complique. La pratique ancienne se double résolument de fashion anglaise(13).

Le bain de mer attire une population urbaine soucieuse de sa santé dont le maintien est désormais assuré par l’immersion dans l’eau froide et bouillonnante de l’océan. Charles Hennebutte, bien au fait de cette demande, cite M. Thore :

"Les avantages du bain froid, en général, sont d’être toniques et fortifiants. En conséquence, il accélère le mouvement du sang, favorise les différentes sécrétions, et donne aux solides le ton et la force nécessaires pour remplir les fonctions auxquelles ils sont destinés. Voilà ce qui le rend singulièrement utile aux habitants des villes et surtout à ceux qui mènent une vie sédentaire".

Les descriptions des scènes de bain que Charles apporte par ailleurs constituent parmi les pages les plus amusantes de son Guide du voyageur et de sa Description des environs de Bayonne. Il écrit :

"Asseyons-nous sur la plage, examinons. Ce monsieur, si beau tout à l’heure, n’a-t-il pas l’air de se promener sur des aiguilles ? Pourquoi saute-t-il d’une manière si saccadée ? L’eau lui est désagréable. Au lieu d’entrer brusquement pour en finir, il prolonge de pénibles sensations. Que porte ce baigneur ? Un paquet uniforme. Non, c’est une femme. Que va-t-il faire ? La vague arrive : il plonge son fardeau, la tête la première. Et, mon Dieu, la vague a tout entraîné, baigneur et baigneuse. La dame a une figure on ne peut plus piteuse par suite de sa mésaventure (…) Mais qu’est-ce encore ? Cette femme creusant un trou dans le sable et ce malheureux enterré jusqu’au cou, qu’un parapluie planté en terre garantit du soleil : c’est ce qu’on appelle un bain de sable".(14)

Ces écrits renforcent le sentiment qu’aura son lecteur de constituer une communauté partageant une expérience encore peu banale et réservée à la meilleure société. Le voyageur, une fois encore, est invité à se mettre en disposition d’expérimenter un nouveau soi. Ici, c’est par des sensations physiques fortes dont il inaugure l’usage que cela se produit. Les lithographies de Blanche et d’Hélène constituent les images souvenirs à cette nouvelle classe d’amateurs de bains de mer. Pour autant, à l’exception d’une vignette d’Hélène qui en donne une image, elles ne représentent pas les scènes décrites par Charles. Inaugurer ce nouveau soi, c’est accepter de se montrer grimaçant et sans respect pour les règles de la morale bourgeoise d’alors, face à d’autres qui, partageant l’expérience, le sont tout autant. Le grotesque de la situation, tel que le décrit Charles, c’est la dernière aventure à la mode. Il se vit au bord du rivage, s’y partage et se raconte, éventuellement. Mais il ne fournit pas le motif d’une image bien embarrassante dans les salons bourgeois des villes. Les Feillet-Hennebutte fournissent à leur clientèle les images souvenirs d’une cité en vogue dont les aménagements impériaux témoignent du prestige et dont la puissance de la mer augure de l’efficacité du traitement de bain de mer. Blanche et Hélène ne versent pas dans la caricature, genre que ne manqueraient pas d’évoquer des images de baigneurs en suffocation.

"Y a-t-il rien de plus grotesque et de plus amusant que cette foule composée de paysans, de riches seigneurs, de Russes, d’Anglais, d’Espagnols ? Tout cela est roulé, bousculé par la vague d’une manière aussi ridicule. Cette grande baignoire n’est-elle pas l’image de l’égalité ?"

Charles poursuit sur le thème de l’expérimentation de l’altérité que constitue la pratique d’un bain de mer à Biarritz en 1851. Le lecteur s’identifie, non au paysan, mais au membre d’une classe sociale supérieure rompue au cosmopolitisme. Aux premières heures du Second Empire, alors que Napoléon III vient de prendre la France à la République, à l’heure aussi où naissent les idéaux socialistes fondés sur les principes d’égalité et d’internationalisme, les propos de Charles font de l’amateur du bain de mer, un individu d’autant plus proche d’une histoire en train de s’écrire et des développements politiques contemporains, qu’il est en mesure de s’en détacher un instant et d’en rire.

(12) S’il se généralise dans la seconde moitié du XIXe siècle, le bain de mer à Biarritz est déjà pratiqué dans les premières années du siècle

(13) C’est en Angleterre en effet que naît la pratique du bain de mer dans un contexte idéologique qu’Alain Corbin expose : « La ruée des curistes vers les rivages de la mer, qui s’amorce vers 1750, vise à desserrer une angoisse ancienne ; elle entre dans les tactiques de lutte contre la mélancolie et le spleen ; mais elle répond aussi au désir de calmer les nouvelles anxiétés qui, tout au long du XVIIIe siècle, gonflent et se relaient au sein des classes dominantes ».

(14) Le bain de sable marin est une pratique disparue aujourd’hui, mais qui était alors réputée énergétique. Dans le Manuel du Baignant du docteur Affre, médecin inspecteur des Bains à Biarritz (1872), on peut lire que le bain de sable : «excite la peau, qui dans ses conditions absorbe plus facilement les sels contenus dans le sable». 

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