Reconnaître le monument
La publication des lithographies, guides et notices historiques a pour ambition de faire connaître les particularités de la région. Nous avons d’ores et déjà abordé ce qui relevait du folklore mais l’entreprise majeure des sœurs Feillet, et plus encore de Blanche qui fournit la majorité des lithographies publiées chez Charles Hennebutte, est la représentation des villes et des villages, de leur architecture et de leur insertion dans le paysage. Un texte de Charles extrait du Guide du voyageur illustre tout à fait bien la démarche de son épouse :
"Rien ne fait sentir le caractère d’un pays, ne rend mieux sa physionomie, n’impressionne plus vivement, n’intéresse davantage, que le relevé exact des lieux les plus remarquables. Ces lieux, quoique choisis par l’artiste à cause de leur couleur plus tranchée, appartiennent cependant à l’ensemble, et s’y lient comme les reliefs d’un ouvrage d’architecture l’harmonisent avec le tout."
Nombre de dessins et de lithographies de Blanche Hennebutte surprennent par leur capacité à donner à voir, tout à la fois, contexte et détail. Villes et villages sont en règle générale représentés de loin, ils constituent une bande centrale qui traverse la feuille de part en part. Bien que lointaines, ces villes nous offrent une description très fine de leur architecture : forme d’un clocher, type d’ouvertures des maisons, mode de couverture, etc. Au-dessus, se déploient les montagnes et le ciel auxquels est réservée une large place. En dessous, dans ce qui constitue le premier plan de l’image, c’est l’espace du chemin au sein d’une lande dont les éléments sont toujours très stylisés. Cet espace est celui du voyageur.
Prises entre le chemin et le ciel, les villes ressemblent à des îles. Blanche représente le site au moment de sa découverte, temps fort du voyage s’il en est. C’est l’instant où la ville qu’on embrasse tout entière d’un seul coup d’œil, fait ses promesses : de visites et de plaisirs. Cette image rappellera d’autant mieux la découverte qu’elle multiplie les repères en mesure de faciliter sa remémoration : les monuments remarquables de la ville certes, mais aussi le chemin que l’on a soi-même parcouru et qui conjugue le souvenir à la première personne, l’aperçu de la ville étape dans la chronologie du voyage, les montagnes qui orientent paysages et déambulations et dont on a suivi les métamorphoses à mesure du chemin exploré.
Les dessins de Blanche Hennebutte voisinent parfois avec une approche cartographique : vue panoramique, vue du dessus qui inclut l’espace du voyageur et permet de montrer la ville entière, espaces précisément détaillés bien qu’éloignés. L’un de ses nombreux dessins de Saint-Sébastien relève d’une démarche quasi encyclopédique. Réalisé au bord du chemin qui mène à Hernani, il embrasse la ville entière et ses alentours.
Les sœurs Feillet intègrent le monument à leurs compositions de la même manière que Charles s’attache toujours à faire la présentation historique des sites dont il conseille la visite. Hélène et Blanche accordent la même importance à la description d’une architecture qu’au pittoresque d’un costume ou d’un mode de transport traditionnel. A Passages, port de Guipuzcoa, qui fournit nombre de motifs à leur œuvre dessinée et lithographiée, les sœurs Feillet s’attachent à la représentation du Fort Isabelle et de la tour Saint-Pierre. A côté de Saint-Jean-Pied-de Port en Basse-Navarre, un ancien château des Templiers constitue le sujet d’une aquarelle pour Hélène. A Fontarabie, la citadelle et l’église Santa Maria de la Asuncion y del Manzano (XVe et XVIe siècles) offrent des motifs de prédilection aux deux sœurs.
La représentation de la ruine inscrit l’œuvre d’Hélène dans un romantisme qu’elle hérite de son second maître Ary Scheffer (1795-1858). Mais l’usage que les deux sœurs font du monument, caractérisant un site et en faisant un endroit remarquable, révèle aussi une époque qui voit naître le concept de Monument historique, devenu une richesse majeure du territoire et en voie d’être mobilisé aussi comme ressource touristique.(11)
(11) La notion de Monument historique se constitue dans le deuxième quart du XIXe siècle, en réaction notamment contre le vandalisme révolutionnaire. Les deux sœurs grandissent en même temps que le concept : en 1830, François Guizot crée le poste d’inspecteur des Monuments historiques ; en 1840, la première liste des monuments protégés est établie ; en 1851, la Commission des Monuments historiques crée la mission héliographique chargée de photographier les Monuments historiques. L’ouvrage de Taylor et Nodier auquel il est plusieurs fois fait référence ici, constitue le premier catalogue des richesses du patrimoine français.