Devenir voyageur

Le voyageur constitue une part de la clientèle des éditions Hennebutte. Charles Hennebutte rédige le texte du Guide du voyageur qui paraît en 1851(7) et qu’il introduit ainsi :

"Les voyageurs aiment à voir, à saisir beaucoup de choses en peu de temps, c’est pourquoi on a songé à combler un vide qui a été souvent signalé relativement à cette partie de la France dont Bayonne est comme la capitale, et qui présente dans un cadre assez restreint les sites les plus pittoresques, les plus variés peut-être qu’on puisse trouver dans aucune autre portion de l’Europe : l’Océan, la chaîne des Pyrénées, un pays largement accidenté, des mœurs et des habitudes à part, qui se révèlent en quelque sorte par le costume et le caractère des habitants, voilà ce qui frappe surtout l’étranger".

La préface est suivie d’un "Petit Vocabulaire anglais, français, espagnol"(8), d’une rubrique intitulée "Tableau comparatif des monnaies françaises, espagnoles et anglaises", d’une "Histoire de Bayonne", de pages dédiées à la présentation de quelques sites (Biarrits [sic], Cambo, Saint-Jean-de-Luz, Fontarrabie, Passages, Saint-Sébastien, etc.), d’une "Notice sur les Basques" par François Faure, suivie d’une "Notice sur la flore de nos environs" par Ulysse Darracq(9), d’un chapitre intitulé "Itinéraire et lieux de visite", de la liste des principaux hôtels, des horaires des diligences, du tarif des bains chauds d’eau de mer de Biarritz, du plan de Biarritz et enfin des horaires des marées à usage des baigneurs. Le sommaire du livre révèle le profil du voyageur : il est argenté, il s’intéresse à l’histoire, aux particularités locales - tant humaines que naturalistes - et il est l’un des tous premiers adeptes des bains de mer qui apparaissent alors(10).

C’est souvent sur le mode d’un récit humoristique que le guide propose quelques conseils à l’apprenti voyageur. Voici comment Charles décrit le départ de Bayonne :

"C’est à la Porte d’Espagne qu’un service régulier de voitures est établi ; retenons nos places au bureau (…) Voyez ce voyageur sans expérience, les cochers se jettent sur lui ; l’un le prend par le pan de ses habits, l’autre par le bras, celui-là par les épaules, d’autres se distribuent ses effets qu’ils chargent sur différentes voitures, en criant : Monsieur vient avec moi ? Non, c’est avec moi. Chacun cherche à le dégoûter de la voiture de son voisin. Les chevaux vous laisseront en route ; ils n’ont pas mangé depuis ce matin. Enfin, c’est un bruit à ne plus s’y reconnaître".

Le voyageur, fort de cette lecture, ne vivra pas les désagréments d’un déplacement ordinaire mais une aventure truculente. Averti, il aura pris la distance pour en rire – peut-être – et apprécier le caractère haut en couleur des situations et de ses protagonistes. Le guide, s’il donne des conseils pratiques, propose également une attitude au voyageur, un état d’esprit nouveau. Il définit les attitudes et fournit la manière d’en faire le récit a posteriori. Il favorise ainsi la construction d’un imaginaire propre au voyage.

Etre un voyageur, c’est être en mesure d’adopter certaines modes de la tradition locale, ainsi que l’illustre notamment une lithographie d’Hélène Feillet intitulée Le cacolet, environs de Bayonne. Nous supposons une fois encore que l’auteur s’amuse à représenter ses proches. Les personnages en selle longeant le littoral biarrot sont sans doute Charles et Blanche. L’homme porte un regard tendre sur la jeune femme assise à ses côtés ; elle, arbore un sourire franc. Ses yeux fixent la dessinatrice. Ils sont rieurs. Ils disent la connivence entre cette femme et l’auteur du dessin. Cette image, qui exprime le bonheur de Blanche fière et amusée du regard porté sur elle, nous dit combien l’excursion est propice aussi au badinage amoureux.

Un texte de Charles dans le Guide du voyageur illustre l’usage de cette selle à deux places :

"Autrefois, le cacolet et la cacoletière régnaient à la porte d’Espagne – il faut dire aussi que, presque toujours, cette dernière était jeune et jolie, – et puis, petit à petit sont venus quelques chars-à-bancs qui cheminaient difficilement dans le sable, il est vrai, mais qui ont réussi à les détrôner (la route actuelle n’était pas faite alors). De village qu’il était, Biarrits [sic], en l’espace de dix années, est devenu presque ville. Il lui a fallu sa grande route. Aujourd’hui, diligences, chaises de poste, calèches, cabriolets, omnibus, riches livrées et voitures qui n’ont pas de nom, avec leurs chevaux efflanqués et les harnais rapiécés de bouts de corde, tout cela fait un tapage incroyable et donne une grande surabondance de vie au pays pendant la saison des eaux".

Nous avons là l’illustration d’une fonction supplémentaire du guide : proposer au voyageur de passage la connaissance des changements survenus récemment. Bien que contradictoire, puisque les mutations du pays sont liées au développement du tourisme, Charles offre à son lecteur le privilège d’un aperçu de ce qu’était la région il n’y a encore pas si longtemps. Il lui donne la possibilité de s’approprier un discours nostalgique qui renforce sa proximité au pays. L’auteur de ces lignes extrait son lecteur de la position de voyageur ordinaire. Le destinataire, une fois qu’il aura fait sien ce discours, aura le sentiment d’être véritablement précurseur, d’avoir été là bien avant tous les autres.

(7) Les guides de voyage sont d’une invention très récente alors. Ils sont à distinguer des récits de voyage comme celui de Taylor et Nodier déjà cité et du célèbre Voyage en France d’Arthur Young paru en 1792. Agronome britannique, Arthur Young fait trois voyages en France entre 1787 et 1789 avec pour objectif de collecter des informations sur les techniques agricoles.

(8) La langue basque, si elle est parlée à l’époque, n’est pas encore l’objet de curiosité pour les touristes, pas plus qu’elle  n’est mobilisée par les acteurs de cette économie naissante comme une ressource locale.

(9) Ulysse Darracq (1785-1872), pharmacien, est le fondateur du Muséum d'histoire naturelle de Bayonne.

(10) Biarritz est avec Dieppe et Boulogne, l’une des premières cités balnéaires en France.